Je suis un voyageur, un de ces humains qui arpente le monde dans les avions et dans les trains. Habituellement, je parle peu, et j’écris encore moins, puisque ma parole est la musique. Alors, chère lectrice, cher lecteur, pourquoi me lis-tu aujourd’hui?
Parce que la musique ne suffit plus à me faire entendre, parce que la musique, si elle dit l’indicible, ne dit pas tout, parce qu’elle ne doit pas couvrir le silence et les cris que seul le verbe peut et doit combattre .
Un matin, une dame costumée a interdit à mon vieux compagnon, âgé de plus de trois siècles, de voler avec moi. Elle m’a donné l’ordre de le mettre en soute. Nous sommes donc restés à terre, lui et moi. Mon Stradivarius et moi, nous rencontrons des gens, nous regardons le monde, nous rêvons d’une planète, où la définition d’un être humain serait: «un être qui aime la vie et la beauté ». A défaut d’avoir trouvé cet endroit, nous y travaillons et nous l’espérons à chaque fois que l’archet touche la corde. Nous ne sommes pas seulement des funambules en équilibre sur une corde; nous sommes également des citoyens du monde, sensibles au monde des vivants comme à celui des morts. La destination du vol TO3450 n’était pas neutre et nous n’avons pas supporté de ne pas pouvoir prendre cet avion pour la première fois depuis toutes ces années que nous voyagons ensemble. Nous avons voulu partager notre étonnement et notre peine. Tu me pardonneras d’avoir laissé mes pensées divaguer à partir d’expériences vécues dans le quotidien de l’Histoire en mouvement. J’ai voulu mettre des mots sur les silences et les mensonges, sur la « banalité du mal » si bien décrite par Hannah Arendt, et qui s’empare de l’humanité, si facilement, une nouvelle fois. J’ai tenté de suivre les conseils d’Edgar Morin et de m’extraire de la « préhistoire de la pensée », en mettant en résonnance plusieurs dimensions pour interroger l’inexplicable, sans pour autant chercher à justifier l’injustifiable. Depuis l’écriture de ce texte, l’Histoire s’est accélérée. Pour reprendre les paroles prononcées par Laurent Fabius dans le silence de son bureau, un matin ensoleillé : « Ça rentre comme dans du beurre, il n’y a plus aucune résistance intellectuelle, la France s’apprête à sombrer sans aucune réaction ». C’était quelques jours avant les élections européennes, quelques jours avant que Jupiter ne renvoie le peuple de son pays faire face à ses démons. Cette fable est sans morale, et ne prétend à rien dans une histoire désespérement ancienne. Cette parole, pour mes enfants, je ne pouvais la taire.
Nous sommes le dimanche 5 mai 2024, il est 4 heures du matin. Je n’ai pas dormi de la nuit, comme à chaque fois que je dois prendre l’avion très tôt, l’angoisse du réveil qui ne sonne pas sans doute. Après avoir pris une douche, ma valise et mon violon, direction l’aéroport d’Orly, terminal 3 pour le vol Transavia TO3450, à destination de Tel Aviv.
Nous sommes le dimanche 5 mai 2024. Depuis presque 7 mois, jour pour jour, le monde s’est de nouveau embrasé autour du conflit israélo-palestinien. Depuis le 7 octobre 2023, de nouveau, les israéliens et les juifs se retrouvent seuls face aux opinions mondiales. Depuis le 7 octobre 2023, un abîme s’est ouvert, qui ne se referme pas.
J’aurais du me rendre en Israël quelques jours plus tôt pour une session du festival Lumières d’Europe qui aurait du se tenir à l’Institut Weizmann à Rehovot. Nous aurions du être environ vingt- cinq, artistes et savants venus de toute l’Europe pour penser et jouer autour du thème « Beethoven et les Révolutions ». Lumières d’Europe a pour ambition de faire rayonner dans le monde les valeurs humanistes de l’Europe des Lumières, particulièrement en danger de nos jours. Depuis le 7 octobre, nous avons essayé de maintenir à tout prix le festival, rendu encore plus nécessaire par les tourbillons de haine et de violence qui se déchaînent de toutes parts. Hélas, le bombardement massif d’Israël du 13 avril, par des centaines de missiles et de drônes lancés par l’Iran, a eu raison du projet.
Nous venions de sortir de scène à la Philharmonie de Paris pour ce qui était l’avant-dernier programme des Dissonances: « Notre Sacre », un Sacre du Printemps de Stravinsky, partagé avec Abd al Malik et la chorégraphe Blanca Li.
Je n’oublierai jamais l’expression de mes amis israéliens qui jouaient dans l’orchestre, alors que nous nous apprêtions à trinquer juste après le concert:
« They are bombing Israël, Iran has attacked !»
Ironie du sort, une amie altiste était venue au concert avec un de ses amis, un iranien, exilé du régime des Mollahs. Alors que personne ne connaissait encore l’ampleur de l’attaque, alors que certains d’entre nous avaient de la famille et des amis dans les abris, l’humour avait déjà repris le dessus, seule arme pour continuer à vivre. Dans un de ses textes, quelques minutes plus tôt, sur scène, Abd al Malik évoquait « la Folie des Grandeurs » des hommes, qui nous précipitent toujours dans l’abîme. Quelques semaines avant le spectacle, je l’avais appelé :
« Malik, tu vois ce qui se passe dans le monde, tu es musulman, je suis juif et nous allons monter sur scène. Nous allons monter sur scène en frères, tu comprends? Es-tu d’accord pour que l’on dise un mot? »
Après un conciliabule avec Blanca, nous nous mîmes d’accord pour que Malik dise: «Je m’appelle David et je suis juif », que je dise : «Je m’appelle Malik et je suis musulman» et Blanca de conclure: « Ce soir, nous sommes tous soeurs et frères ».
C’est, juste après ce spectacle de concorde, qu’un déluge de feu s’est abattu sur Israël.
Au coeur du festival désormais annulé, un concert avait été programmé le 6 mai, jour de la mémoire de l’Holocauste. J’avais décidé de maintenir ce concert, envers et contre tout, car je voulais absolument être présent, et communier avec le pays pour la mémoire et pour la paix. C’était pour ce concert, que le réveil avait sonné à 4h ce matin.
J’étais dans le taxi et nous traversions Paris, en trombe, dans la nuit. Il était 4h45, le jour ne s’était pas encore levé et mon chauffeur, qui terminait sa nuit, n’était pas fatigué, et parlait sans cesse. Après avoir copieusement insulté un chauffeur de VTC, il m’expliquait à quel point ces pauvres bougres étaient exploités par les plateformes. Quelques jours plus tôt, il avait eu à son bord, une députée LFI, qui lui avait expliqué, qu’elle allait faire remonter une proposition de loi à la Commission Européenne, pour les protéger.
« Vous vous rendez compte, il y a de plus en plus de suicides, ils n’ont pas de vie, aucune protection, ils travaillent comme des esclaves »
Lui-même était chauffeur de taxi, je l’avais commandé sur Uber, pour le prix d’un Uber, mais il était en réalité subventionné par Uber qui le payait le prix réel du taxi.
« Ils prennent l’argent pour me payer moi, aux esclaves qui ne veulent plus aller aux aéroports, vous vous rendez compte? »
Cette députée courageuse, n’était autre que Mathilde Panot, pilier et fervente soutien des manifestations anti-israéliennes et pro-Hamas qui infestaient désormais nos universités. Cette jeune
femme, une provinciale de 35 ans, était convaincue, comme la plupart des jeunes manifestants, qu’elle soutenait le Hamas, au nom de la même justice que celle de la défense des esclaves Uber. La seule variable qui différenciait les deux combats n’était finalement que le droit des israéliens à vivre en Israël sans se faire massacrer, prendre en otage ou bombarder. Comment se faisait-il que cette jeune femme, si pleine de bons sentiments, assimile l’Etat d’Israël et les juifs à l’archétype du capitalisme le plus sauvage contre lequel elle s’était définie en tant qu’être humain, et qu’elle les combatte avec la ferme conviction d’oeuvrer pour la bonne cause?
Je me laissais emporter par mes pensées, déjà épuisé par ma nuit sans sommeil lorsque nous nous approchâmes d’Orly. D’un coup, la nuit fut éclairée par une guirlande de feux de centaines de voitures bloquées à l’entrée de la rampe d’accès aux terminaux. Par la grâce de mon taxi subventionné par Uber, nous échappâmes au bouchon fatal et j’arrivais parfaitement dans les temps. A peine après avoir franchi la porte d’entrée de l’immense hall du terminal 3, je fus pris à la gorge par un flot humain évoquant plus l’Exode qu’un départ en week-end. Je parvins à me faufiler et à trouver rapidement le comptoir Transavia pour Tel-Aviv. Il devait être 5h15, et le vol était toujours prévu à 7h15. Je flottais dans le brouhaha, au milieu de milliers de silhouettes à peine sorties de leur nuit, me concentrant sur ma respiration pour tenir debout, lorsque j’aperçus le visage souriant et hagard de mon ami pianiste Itamar Golan qui s’approchait au loin. Je lui fis signe de me rejoindre et nous nous retrouvâmes rapidement devant le comptoir pour enregistrer nos bagages. Juste à côté de nous, un vol pour le Maroc. Le personnel de la compagnie Transavia qui s’occupait de nous était d’origine maghrébine, et les passagers qui se rendaient à Tel Aviv étaient visiblement, et sans aucun doute, majoritairement des juifs. Etions-nous dans une zone franche, en-dehors de l’histoire?
Nous fûmes accueillis par un jeune homme bien coiffé et rasé de près qui prit nos passeports. Il jeta immédiatement un oeil suspicieux sur la boite à violon, que je portais sur le dos.
« Pouvez-vous me dire ce que c’est que ça, s’il vous plaît, Monsieur? »
« C’est un instrument de musique, c’est un violon »
« Vous ne pourrez pas le prendre à bord, il va falloir payer un supplément et le mettre en soute, s’il vous plaît, Monsieur. »
Je sentis une légère montée d’adrénaline, mais j’ai l’habitude de ce genre de situation qui peut arriver de temps en temps lorsque le personnel est jeune et ne sait pas forcément qu’il existe une souplesse pour les instruments de musique.
« Cher Monsieur, je voyage depuis plus de trente ans avec mon violon en permanence, et je vous assure que ce n’est pas un problème, d’ailleurs, pas plus tard que la semaine dernière, j’étais avec mon violon sur Transavia, ne vous inquiétez pas. »
En général, cela suffit à calmer les choses, mais visiblement pas cette fois-ci, pas avec lui.
« Je suis désolé, Monsieur, vous devez enregistrer votre violon en soute »
Je tentais de lui expliquer que, mettre un Stradivarius en soute n’était pas une option, mais ce n’était pas son problème. Il ne savait probablement pas ce qu’était un violon et encore moins un Stradivarius. Je lui ai demandé d’appeler sa supérieure. Une jeune femme, visiblement de mauvaise humeur, arriva et me tint le même discours. Je lui demandai donc de parler à un responsable de la compagnie, ce qui me fut séchement refusé. Visiblement, le personnel de Transavia, ce matin-là, était à cran.
J’arrivais tout de même à expliquer que je partais donner un concert, et que mettre le violon en soute était rigoureusement impossible.
« Tu lui mets un tag et tu le laisses passer, il verra bien à l’embarquement… »
C’est avec cette dernière phrase, prononcée d’une voix sans appel, accompagnée d’un léger rictus, qui résonnait dans ma tête que j’ai passé les contrôles de sécurité et la frontière. Pris dans une marée toujours montante , je m’inquiétais de savoir si mes amis Claudine et Serge Haroche étaient parvenus à se frayer un chemin.
« Nous sommes arrivés avec une minute de retard sur l’heure de fermeture du comptoir et ils ont refusé de nous enregistrer! ».
Serge était présent, en tant que Président d’Honneur de Lumières d’Europe que nous avions fondé ensemble quelques années auparavant. Serge Haroche, en tant qu’administrateur de l’Institut Weizmann et prix Nobel de Physique, nous avait ouvert les portes de l’Institut. La guerre, les massacres, les bombardements incessants, la vague d’antijuivisme avaient eu raison du festival (J’ai décidé de créer ce néologisme dont j’aime la laideur toute particulière. Il est laid à lire, laid à prononcer et exprime parfaitement ce qu’est ce sentiment viscéral de la haine des juifs. L’antisémitisme est un abus de langage, puisque les sémites, tout particulèrement dans l’épisode que nous vivons, s’affrontent de tous les côtés: être antisémite signifierait donc être anti-palestinien, entre autre). Il ne restait que ce concert et le personnel de Transavia était en train d’achever le travail.
« Essaye de voir si tu peux faire quelque chose, me dit Serge, j’essaye d’appeler Air France. »
« Je te tiens au courant », lui dis-je en accélérant le pas vers la porte d’embarquement, à travers une foule toujours aussi nombreuse.
L’antijudaïsme a une composante culturelle et religieuse bien trop spécifique, l’anti-sionisme ne parvient pas à englober toute la haine ni à l’expliquer dans sa virulence tous azimuts. Le sionisme étant le dessein d’une société progressiste où femmes et hommes sont traités en égaux bien longtemps avant nos suffragettes, on ne peut expliquer que nos féministes et nos progressistes de gauche puissent être aussi clairement et ouvertement seulement anti-sionistes. L’antijuivisme, c’est tout simplement la haine du juif dans son essence même, dans toute sa splendeur. Étrange sensation que de créer un néologisme pour décrire une logique si ancienne, et si limpide.
Après 15 minutes de bus supplémentaires, je suis enfin arrivé devant la porte. Le sort de Serge et Claudine était scellé et le mien allait l’être rapidement. Je tendis ma carte d’embarquement à une charmante jeune femme, qui la passa pour la scanner sur la machine qui émit un bruit fort désagréable, rappelant la sonnerie de téléphone de la première scène du film Brazil. Le tag, c’était le fameux tag qui venait de sonner.
« Mettez vous sur le côté Monsieur, s’il vous plaît, il y a un problème avec votre bagage à main »
« Oui, je sais, laissez moi vous expliquer, il s’agit d’un violon, je vais donner.. »
« Mettez vous sur le côté, Monsieur s’il vous plaît »
J’obtempérais de bonne grâce, me disant que tout cela allait finir par s’arranger. Une fois tous les passagers embarqués, mon tour vint.
« Monsieur, vous devez payer un extra de 64 euros et nous allons mettre votre instrument en soute » J’expliquais que c’était impossible, qu’il ressortirait en mille morceaux. Rien à faire.
« Monsieur, mettez votre boîte dans le gabarit, s’il vous plaît »
« Oui je sais, elle dépasse: c’est un violon, je voyage depuis plus trente ans, presque chaque semaine en avion avec, croyez moi, ce n’est pas un problème! »
Je demandai à parler à la responsable du vol. Une jeune femme, d’origine indienne ou pakistanaise me toisa avec mépris et ne voulant rien entendre asséna:
« Monsieur, vous payez le supplément, votre violon va en soute, ou vous ne prendrez pas cet avion. »
« Chère Madame, c’est ridicule, vous vous rendez compte? Je vais donner un concert très important, l’Ambassade de France est impliquée, il s’agit de la commémoration de la Shoah, je pars dans un pays en guerre, il faut peut-être relativiser les dix centimètres qui sortent du gabarit, vous ne pensez pas ? »
« Ce n’est pas mon problème » me dit-elle avec des flammes de sadisme dans les yeux et non sans une certaine jouissance.
« Je veux parler au pilote, à un de vos supérieurs » exigeais-je
« Non »
Elle venait donc de me refuser l’embarquement, au mépris de tous mes droits et, après un mot prononcé dans un talkie-walkie, ma valise était sortie de l’avion. Il était 7h et je me dirigeais totalement abasourdi vers le bus vide qui devait me ramener au terminal. Tout s’était passé si rapidement que je réalisais à peine. Une fois dans le bus, j’appelais Serge. Ils étaient en train de se remettre de leurs émotions en buvant un café au terminal 3.
« Je vous rejoins! » lui dis-je
Le jeune homme, responsable du tag fatal, m’accompagna sans un mot dans le bus, visiblement satisfait que justice ait été rendue. Avait-il réussi avec ses collègues à renvoyer un juif à la maison, ou était-ce simplement la bétise ordinaire? Le fait que je puisse me poser la question pour la première fois de ma vie me faisait froid dans le dos. Alors qu’il avait décidé de m’abandonner devant le contrôle des passeports, je lui signalais que je ne savais pas où je devais récupérer ma valise, et il condescendit fort aimablement à m’accompagner jusqu’à la frontière, où une dame du personnel au sol m’indiqua le numéro du tapis vers lequel je devais me diriger.
Devant le tapis n°4, je fus envahi par une angoisse subite: j’avais oublié mon ordinateur dans le bus! La nuit sans sommeil, le bruit, la foule, le stress, tout commençait à faire effet, et je fus pris de panique. Heureusement, au bout du tapis se trouvaient des hôtesses d’Air France.
Je m’adressai à elles, et l’une d’entre elles, prise de pitié, me vint en aide. Elle se tourna vers une jeune femme vétue d’un gilet rouge, assise à une petite table ronde en plastique, postée juste avant la douane.
« Est-il possible d’avoir le numéro de la régulation des bus, s’il vous plaît? »
La jeune femme, « gilet rouge », qui faisait partie du personnel chargé d’aider les passager à s’y retrouver dans l’aéroport, était totalement dépassée et ne savait pas ce dont on lui parlait. Je commençais déjà à faire le deuil de mon ordinateur, mais c’était sans compter sur le sens du devoir et l’humanité de cette charmante hôtesse, dont j’allais apprendre plus tard qu’elle s’appelait Jeanne.
« C’est une honte ce qui vous est arrivé, Monsieur! » me dit-elle en entendant mon récit. En dehors du fait, qu’elle considérait que c’était illégal, elle avait honte du comportement inhumain du personnel de Transavia qui n’est autre que la filiale low cost d’Air France. Cette histoire faisait étrangement écho à mon voyage en taxi du matin. Après Uber, Transavia dans: « La Guerre des Humains contre les Humains »! Heureusement, à la fin, il y a des humains qui sauvent les humains et Jeanne avait fermement l’intention de retrouver mon ordinateur et de faire remonter ce scandale à sa hierarchie, même si :
« Nous ne pouvons rien faire avec Transavia, c’est bien malheureux, mais c’est comme ça ».
Air France est un compagnie dont le service est l’un des meilleurs au monde et Jeanne en était une digne représentante. Derrière le drapeau d’une compagnie, il y a une philosophie politique du monde, une histoire de la relation humaine qui n’est possible que dans une économie dans laquelle la formation du personnel existe, dans laquelle le passager ne sera pas déshumanisé dans toutes les étapes de son traitement. Car, l’humain peut rapidement cesser d’en être un, du moment qu’il passe la porte de l’aéroport. Il devient une statistique, un numéro sous contrôle jusqu’à la sortie de ce tube à essai qui peut rapidement virer au régime totalitaire parfait entre surveillance, état policier et
privation de droits sur fond de consommation obligatoire. Si Air France était l’étendard de la social- démocratie, Transavia était le symbole de la dégradation du monde, donc de l’humain.
Est-ce aussi cela, l’attractivité retrouvée de la France, avec tant de ses territoires et de ses citoyens en voie de tiers-mondisation et qui, de facto, redeviennent rentables pour ceux pour qui les humains ne sont qu’une variable d’ajustement? La France, pays des champions du monde du luxe et, « en même temps », pays des hôpitaux et des écoles malades ainsi que de zones de non-droits, aux mains des mafias de la drogue et des Frères musulmans. La France, pays des Droits de l’Homme et, « en même temps », des bavures : comment oublier le sentiment d’ex-territorialisation, que j’avais éprouvé, lors d’un week-end passé à St Tropez, devant des yachts immatriculés dans des paradis ficaux, vautrés dans des eaux plus ou moins transparentes, alors que le pays était mis à feu et à sang par une vague de violence sans précédent, déclenchée par la mort du jeune Nahel Merzouk? La France, pays de la liberté et, « en même temps », de la censure, et même de l’auto-censure dans les principaux médias et maisons d’édition, appartenant à une oligarchie pour laquelle bientôt, le système démocratique sera caduque. Hitler n’est pas arrivé seul au pouvoir, et comment ne pas regarder avec inquiétude notre France, dont la grandeur ne semble plus tenir plus que par la peinture des ors de la République et des repas servis dans la Galerie de Glaces pour le Roi et sa cour? Peut- être aurait-il fallu abdiquer de cette grandeur pour se donner la chance de rallumer une autre flamme que celle des Jeux Olympiques pour dessiner l’horizon d’un destin commun, dans notre pays cassé par de trop nombreuses fractures?
Je venais de vivre un bel exemple des conséquences de la fascisation progressive du monde, de la création méthodique d’humains déresponsabilisés, deshumanisés, qui de nouveau, pouvaient être fiers de faire leur travail sans se poser la question des conséquences de leur efficacité. Du grain à moudre pour Mathilde Panot, même si je doute, que la social-démocratie d’Air France soit sa tasse de thé.
Juste avant de partir, je m’étais permis de faire remarquer à la responsable du vol TO3450 et à son équipe, que grâce à des personnes comme elles, qui ne « faisaient que leur travail », des millions de juifs avaient pu prendre des trains en toute sécurité 80 ans plus tôt. Je ne sais pas si elle savait de quoi je lui parlais. La seule chose qu’elle avait dans les yeux, c’était une lumière étrange, mélange de rage et jouissance absolue. Elle avait rendu la justice, et grâce à elle, le monde était de nouveau en équilibre durant cet instant ataraxique. Je songeais que le sentiment de pleine puissance qu’elle
semblait éprouver, rejoignait ce que chaque artiste recherche et ne rencontre que très rarement: l’apesanteur de l’éternité de l’instant.
Nous étions ressortis avec Jeanne pour retrouver Serge et Claudine devant chez Paul. Très vite, une nouvelle fois, l’humour avait repris le dessus, et nous avons plaisanté sur les dernières plages de liberté au sud de la Crete, en buvant un café, le temps pour moi d’acheter pour une somme astronomique le dernier billet disponible pour le prochain vol sur El Al, avant de filer en taxi à Roissy.
A peine dans le taxi, je reçus un appel de Jeanne qui avait pris les choses en main et retrouvé la trace de mon ordinateur dans le no man’s land, qui échappait encore à l’efficacité des hommes et des machines, puisqu’il semblait très difficile de trouver quelqu’un pour le ramener en zone libre. Adriana, mon épouse, avait pris le relais auprès de Jeanne, que je remerciais une fois de plus chaleureusement pour son aide. Je venais de publier un post sur les réseaux sociaux
«#transaviahatesmusicians» pour alerter la planète des musiciens du danger de prendre cette compagnie. La toile commençait à s’agiter, et de nombreux témoignages venaient corroborer le mien. Le scandale allait-il obliger Transavia à réagir?
« Vous voyagez pour quelle destination, quel terminal? » me demanda courtoisemenent mon nouveau chauffeur de taxi.
« Tel Aviv »
Silence radio jusqu’à l’arrivée au terminal 2B, 45 minutes plus tard. Je commençais à devenir parano, ça devait être l’effet de la fatigue sans doute. Ma famille du côté de ma mère est d’origine juive et, par la loi, ma mère étant la fille de sa mère qui était fille de sa mère, je suis juif. J’ai été élevé par des parents, à l’époque, anticléricaux de gauche, laics. La question de mes origines ne s’est jamais vraiment posée et, hormis une cousine devenue juive orthodoxe vers 30 ans et les cousins Weil, le son de mon violon et mon prénom, David, je n’avais jamais ressenti d’appel identitaire. Traumatisé par la Shoah bien sûr, comme n’importe quel être humain, j’avais sans doute un lien invisible avec l’histoire juive de par mon éducation musicale, mes rencontres, mais l’histoire d’Israël était l’histoire d’Israël et je n’avais jamais pris partie dans l’éternel conflit israélo-palestien, encore moins du côté israélien: mon enfance en Egypte et mon père égyptologue, et donc lié au proche-orient arabe, me rendant sensible au sort des Palestiniens. Bien entendu, j’étais conscient des dérives de l’Islam, des fanatiques de toutes sortes, de la folie de cette région, mais j’étais
également conscient, que l’assassinat de Rabin en 1995 par l’extrême droite isarélienne, avait ouvert une période désastreuse qui avait enfanté le 7 octobre.
Mais voilà, le 7 octobre 2023 avait ouvert un gouffre en moi. Depuis, je dévalais les pentes de ce gouffre sans parvenir à retrouver mon équilibre. Je ne parvenais pas à reprendre pied dans le monde. Le massacre avait été terrifiant, mais il n’avait été que la gachette qui avait relaché le gaz toxique de l’antijuivisme. C’était comme si, tout ce qui avait été comprimé depuis 80 ans, ressortait et allait tout emporter sur son passage. Plus d’un millier de juifs innocents massacrés, des bébés démembrés devant leurs mères qu’on violait en même temps, des centaines d’otages, le tout filmé sur des téléphones, tout ceci n’avait aucune valeur aux yeux du monde. Un monde devenu aveugle et sourd à tout, un monde négationiste qui niait à l’Etat d’Israël dés quelques semaines après le massacre, le droit même de se défendre, de défendre les siens, et de garantir sa souveraineté et le droit à la sécurité de ses citoyens. Le monde, une nouvelle fois allait se retourner contre les juifs, de nouveau
« tuables », mais sans droit à la défense, peuple pour l’éternité illégitime qui, après avoir été déicide, était désormais dans l’imaginaire collectif, devenu tueurs d’enfants.
Dans le taxi, les événements des derniers mois défilèrent à nouveau devant mes yeux, à travers la fine pluie qui tombait derrière la vitre sale de la voiture: la tribune que j’avais écrite, publiée dans le Figaro (tribune ici) fin octobre en réaction au vote de l’ONU interdisant Israël d’exercer son droit à la légitime défense, mon voyage là-bas en février pour une tournée de concerts dans les endroits sécurisés du pays, le nuage électronique permanent qui charriait la pluie noire de l’antijuivisme. La veille de mon départ, des groupuscules d’étudiants d’extrême-gauche prenaient Sciences-Po en otage, la Sorbonne commençait à s’échauffer, suivant ainsi les mouvements de protestations pro-palestiniens orchestrés par les Frères Musulmans dans le monde entier. Toute cette belle jeunesse, unie derrière le drapeau palestinien, est persuadée que les israéliens sont des tueurs et les colons d’une terre qui ne leur appartient pas. Tous ces braves gens sont convaincus que le Hamas est le symbole de la libération des peuples opprimés, un mouvement de justice sociale et humaine contre ces salauds de sionistes. Il faut les voir danser, les féministes, les LGBT, les wokistes, porteurs du Nouvel Humanisme qui s’érigent en sauveurs du monde. Ils ont trouvé leurs Dieux dans les héros libérateurs du Hamas, ceux-là même qui aiment leurs femmes au point de les encourager à vivre leur vie derrière un grillage et à la maison, ceux-là même qui encouragent leurs enfants à devenir des chahids pour aller au paradis, car le paradis c’est mieux pour les enfants, c’est bien connu, ceux- là même qui s’occuperaient de leurs fans LGBT en les récompensant par une mort publique et douloureuse, ceux-là même qui appellent au meurtre des kouffars (les impies), jusqu’au dernier. Bien entendu, ils vont commencer par les juifs, ce qui au fond n’est pas une si mauvaise chose, mais l’histoire récente des attentats sur notre sol nous montre qu’ils ne rechignent pas non plus à abreuver nos sillons du sang impur des français quels que soient leurs origines ou leurs croyances. Alors oui, le 7 octobre je suis devenu pleinement juif, du plus profond de mon être: mon sang n’a fait qu’un tour. Depuis le 7 octobre je me suis exprimé comme je le fais de nouveau aujourd’hui.
« Tu étais quand même très enervé en octobre dernier » me disait une amie à l’issue d’un concert sur la Fraternité que je venais de donner avec mes amis Abd Al Malik et le pianiste et chef d’orchestre brésilien Ricardo Castro, au sein d’une église au coeur de Paris, dans le cadre de l’Autre Saison, que j’organise au profit des sans-abris. Nous étions attablés au « Père tranquille », près des Halles.
« Oui, quand même tu étais énervé, tu ne te rends pas compte ». Elle faisait référence à la tribune publiée dans la Figaro. Et ils ont commencé à parler du génocide commis par les israéliens sur les palestiniens et de celui qui allait s’abattre sur les libanais. Visiblement, je devais encore être enervé car j’ai préféré fuir. J’ai donc pretexté que les enfants étaient fatigués et nous sommes partis avant que de belles amitiés ne souffrent de perceptions du monde devenues impossibles à concilier.
Le vibreur de mon téléphone me sortit de ma rêverie. Je répondis tout en croisant dans le rétroviseur le regard suspicieux de mon chauffeur: c’était Jeanne, elle avait récupéré mon ordinateur!
« Vous mangez casher, Monsieur? » me demanda une charmante hôtesse, à la lecture de ma carte d’embarquement. Après les formalités d’enregistrement et de sécurité, je me suis retrouvé dans le salon du terminal 2 B de Roissy. À ma deuxième tentative, mon voyage vers Tel-Aviv, contrairement à la guerre de Troie, allait donc avoir lieu. Après avoir abandonné Serge et Claudine et perdu mon ordinateur, j’étais groggy et orphelin et il me restait encore trois heures d’attente avant d’embarquer. J’ai acheté au Relay la Trilogie Berlinoise de Philip Kerr, roman policier se déroulant durant les premières années du nazisme à Berlin. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre me direz- vous? En me remontant à coup de caféine chaude et froide, alternant les expressos et du coca, je me plongeais dans l’atmosphère des années 30 du siècle dernier, au coeur du troisième Reich. Je n’arrivais pas à me concentrer et à empêcher mes pensées de divaguer. Je me souvenais de mon dernier voyage en Israël qui avait eu lieu quelques mois auparavant, au coeur de l’hiver.
C’était le samedi 17 février 2024, il était 16h50 lorsque l’avion avait touché la terre d’Israël. Une vingtaine de minutes avant l’approche, on nous avait demandé d’ouvrir les stores des hublots ainsi que d’attacher nos ceintures de sécurité et de relever les dossiers de nos sièges: nous venions de pénétrer l’espace aérien israélien. En d’autres termes, notre avion de ligne Swiss venait d’entrer dans une zone de guerre. Je tâchais de transpercer du regard les nuages épais qui recouvraient le sud, m’attendant à voir surgir des missiles.
Il pleuvait sous une lumière noire et nous étions seuls sur les pistes, seul avion à atterrir, seul avion au parking. A la sortie, je retrouvais l’atmosphère des aéroports durant l’épidémie de Covid: pas une ombre, aucune sécurité, une atmosphère lourde, silencieuse. Sur le chemin des bagages, les photos des otages pris par le Hamas le 7 octobre, étaient la seule présence humaine, vivante. Chacun de ces visages me scrutait : « Bring them home ». Associés à la couleur jaune, ces mots allaient rythmer mon séjour.
Slava, le chauffeur de l’orchestre m’attendait paisiblement à la sortie. La route jusqu’à Tel-Aviv était vide et nous étions rapidement arrivés à l’hôtel, entre chien et loup, à la fin du Shabbat. L’ascenseur menant à la réception était en panne et il avait fallu passer par un escalier de secours. A côté de la réception, des familles avec des enfants étrangement calmes occupaient le restaurant.
« Refugees from the south, we are mainly hosting families who had to leave their homes »
Des réfugiés de toutes les couleurs, à l’image de l’arche de Noé qu’est Israël: des Yémenites, des Indiens, des Russes, des Roumains, des Soudanais d’origine, tous reçus, ici, dans cet hôtel et dans tous ceux du pays qui accueillaient également des réfugiés du nord chassés par les combats contre le Hezbollah.
Après avoir posé ma valise et mon violon dans ma chambre au 7ème étage, j’ai ouvert la fenêtre sur la skyline de Tel-Aviv qui s’est allumée dans les derniers feux d’un ciel de plomb. Epuisé par ce long voyage, je n’ai pas tardé à m’endormir.
Slava m’attendait à 9h, le lendemain matin, en bas de l’hôtel, pour me conduire à la répétition. J’allais retrouver mes amis de l’Israël Camerata. Les visages, les regards, tout le langage silencieux s’était assombri depuis la dernière fois. Je ressentais l’oppression qui me tenaillait depuis des mois, depuis l’angoisse insoutenable libérée par les événements du 7 octobre. Nous n’étions pas là pour nous plaindre, nous étions ensemble pour partager la beauté, relever la tête et continuer à croire. Continuer à croire que les humains devaient triompher, continuer à croire que la haine, la violence, la corruption, la médiocrité des uns et des autres n’étaient pas notre fatalité.
Devant moi, une mosaique de musiciens, chacun avec son histoire sur le dos, chacun avec ses racines plantées dans ce qui n’avait toujours été qu’un désert en territoire ennemi depuis les siècles et les siècles. Dans ce cénacle qui m’accueillait, certaines pierres étaient dépareillées, mais le ciment était ancien, bien que posé parfois récemment. C’est ce ciment que nous avions travaillé: la musique, l’art de la conversation entre humains avant et après tout. Nous n’avions pas eu besoin de beaucoup de mots pour nous comprendre et ouvrir un espace de partage qui allait grandir jusqu’au dernier concert.
J’avais mis quelques jours à retrouver mon équilibre. Petit à petit, j’étais parvenu à retrouver une énergie plus positive et à me libérer de mon angoisse. Après l’arrivée sinistre, le soleil avait refait son apparition, les restaurants et les cafés étaient pleins, les salles de concert ouvertes. J’avais eu l’occasion de rencontrer de nombreux amis à Tel-Aviv où la vie avait repris son cours. Nous répétions au musée: un endroit extrêmement touchant, ne devant son existence qu’aux dons des bienfaiteurs du monde entier. Devant l’entrée de ce coeur culturel battant de la ville, entouré par l’opéra et non loin par la salle de l’Orchestre Philharmonique, les familles des otages, installées sous des tentes recevaient toute la journée le soutien de la population. Une immense table était dressée, pour eux, dans l’espoir de leur libération.
En plus de leurs portraits affichés au coin des rues et des avenues, mon regard croisait parfois la photo d’un des enfants tués le 7 octobre, clouée sur un banc à côté d’un ours en peluche ensanglanté. Autour, le bruit de la vie qui continuait, les passants qui passaient.
Jouer de la musique, alors qu’il y avait 150 survivants encore otages, avec des bébés et des enfants, prisonniers sous les bombes destinées à les libérer, c’était étrange. Jouer de la musique en Israël, mise au ban des nations pour oser se défendre après un massacre d’une telle violence: c’était juste. J’avais le sentiment qu’être là, c’était ce qu’il fallait faire, malgré les cris de protestation des opinions occidentales, aveuglées par un antijuivisme dont elles n’étaient même pas conscientes. Il leur suffirait pourtant de venir en Israël pour essayer de comprendre, comprendre que le fils de Matan, le violon solo de l’orchestre, âgé de huit ans, opéré d’une tumeur et qui suivait un traitement au long cours avait, lui aussi droit à un pays et à un avenir.
Tout le monde craignait pour la survie du pays: si le Hezbollah se décidait à attaquer, il y aurait une guerre totale et, si l’Iran entrait dans la danse, et si l’Egypte les suivait ?
Lors des conversations avec des musiciens, des savants, des journalistes, chacun s’accordait à reconnaître la complexité de la situation et tous étaient reconnaissants aux américains d’avoir envoyé deux porte-avions sans lesquels le pays ne serait probablement plus là, aujourd’hui. Si les Etats-Unis ont toujours été les seuls soutiens sans ambage d’Israël, l’Europe, une fois de plus, a eu
une attitude plus ambiguë, mises à part l’Allemagne et la Grande Bretagne. S’il est vrai que la présence de l’Islamisme suscite la crainte d’une externalisation du conflit, le problème de l’Europe aujourd’hui est qu’elle a peur de son ombre.
Tous reconnaissaient que la société israélienne traversait une crise politique majeure dans laquelle la crise actuelle puisait une partie de sa source, même si la haine plonge dans des nappes phréatiques souterraines dont la profondeur échappe à l’entendement. Les paroles de Serge Haroche relatant un voyage dans le Golan quelques jours après sa prise par les forces israéliennes en 1967 sont édifiantes à ce sujet: « Nous sommes arrivés sur le Golan, quelques jours à peine après la fin de la guerre. Les livres d’écoles trainaient encore sur les tables. Parmi eux, des manuels expliquaient aux enfants la haine des juifs et leur donnaient les méthodes pour les tuer. » Tout le monde se rappelle de la célèbre phrase attribuée à Golda Meir: « Nous n’aurons pas la paix avec les Arabes, nous ne l’aurons que lorsqu’ils aimeront leurs enfants plus qu’ils ne nous détestent ». Que faire de cette haine des juifs dont l’Islam actuel a hérité, alors qu’elle était jusqu’ici l’appanage de la chrétienté?
De cet héritage du christianisme, subsiste un fond antijuif qui gronde de moins en moins sourdement en Occident: un fond sur lequel aucun travail n’a réellement été effectué depuis la Shoah. Car, si les exécuteurs sont connus, et ont été condamnés, la complicité du silence les a autorisé. C’est ce même silence, qui avait enveloppé l’article que j’avais écrit début novembre dernier, ce silence qui explique toujours tout: celui des masses qui n’en pensent pas moins et laissent toujours les minorités agissantes aspirer la haine et la rancoeur à leur propre profit. Ce silence, qui permet aux Mathilde Panot sans frontières, d’endosser leurs capes de justicières, comme aux plus beaux temps de La Commune, nouvelles Mariannes dressées sur des barricades érigées pour la liberté et la justice universelles. Symboles de l’aspiration à un monde meilleur, elles sont les nouvelles bannières du bien contre le mal, derrière lesquelles le coeur de l’espoir et du désespoir d’une jeunesse idéaliste et inculte, bat à tout rompre.
Ce n’est malheureusement pas le fantasme romantique de La Commune qui nous guette. En réponse à l’échec du premier de la classe, qui aura appliqué aveuglément et méthodiquement des logiciels périmés, on entend plus que les cris des derniers de la classe qui vont enselevir notre douce France, avec délice, dans leur rancoeur et leur haine accumulées. Enfin, on va pouvoir se faire justice dans cette classe qui n’en est plus une, et c’est bien le problème. Le programme est caduc (comme aurait pu dire Yasser Arafat): celui du ruissellement de la richesse comme remède à tous les démons, élixir aux vertus magiques, supposé unifier les humains vers un horizon de prospérité. Hélas! Depuis 40
ans, le ruissellement s’est progressivement inversé, du bas vers le haut, par la grâce de la mise à sac des règles qui ont présidé à la naissance de la social-démocratie, inventée par Roosevelt, aux lendemains de la crise de 1929. Cette social-démocratie est à terre à l’instar des finances de la plupart des pays développés. Elle était fondée sur le progrès social, les services publics, ciment du vivre ensemble, de l’éducation, de la santé, du progrès de la connaissance, comme devoirs et droits sacrés. Mais voilà, cette recherche d’équité n’était pas assez bonne pour les profits, alors on est passé à autre chose et on ne peut pas faire l’économie de se poser la question de l’embrasement du monde, à la lumière des choix politiques et économiques qui ont été pris dans les années 1980, de leurs conséquences sur les générations actuelles, et sur les lignes de force qui relient désormais les humains. On ne peut pas ne pas lier l’effrondement des services publics à l’échec de l’école, à moins que cet échec soit si fort qu’on ne le voit même plus. Par conséquent, le logiciel qui devait rimer avec la fin de l’Histoire nous ramène brutalement à des chapitres que l’on imaginait refermés à tout jamais. Les nationalismes étaient morts, l’obscurantisme religieux relégué dans les oubliettes médiévales, on n’osait plus imaginer le match retour des Sarrasins contre les Croisés, des Russes contre l’Occident, des Chinois à la proue des Damnés de la Terre contre le reste du monde, le tout sur fond de déséquilibres écologiques, d’épidémies et d’inégalités comme aux plus beaux jours de l’Ancien Régime. Mais que s’est-il donc passé pour que les humains de 2024 soient si mal représentés dans l’ensemble du monde? Comment se fait-il que, Palestiniens et Israëliens, soient pris en otage par les mauvais dirigeants, que Russes, Chinois, Indiens, Brésiliens, Argentins et Américians et tant d’autres soient asservis à une telle classe politique, et que l’Europe elle-même retombe dans ses démons? On a le sentiment de se réveiller dans un cauchemar. Est-il enfanté par les conséquences de la guerre menée et gagnée par Warren Buffet et ses amis: celle des riches contre les pauvres? «C’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre contre les pauvres, et qui est en train de la gagner», c’était en 2005. Vingt ans plus tard, comme aurait pu dire Pierre Desproges, les statistiques sont formelles: les riches sont tellement riches qu’ils vivent au-dessus des lois, et l’on a de la peine à imaginer un seul gouvernement représenter autre chose que leurs intérêts. Les Etats sont en ruine, mais les indices boursiers continuent à battre des records: c’est donc que tout va bien. Et finalement, si c’était notre monde moderne qui vivait sous le régime des Mollahs? Nos Mollahs étant les économistes, qui ont créé ce système dans lequel Dieu est descendu sur les billets de banque, in God we trust ! Il est là devant nous, ce Dieu unificateur, ce Dieu horizon de tous les possibles, ce Dieu qui soigne, ce Dieu qui garantit la paix, la sécurité, le bien-être, le bonheur, et on y croit! Sauf que toute une autre partie du monde commence à la jouer à l’envers, pas
de manière très positive, mais est-ce vraiment à l’envers, ou simplement l’envers du même billet? Le monde vacille, la planète brûle, et on appuie sur l’accélérateur.
Et, comme par hasard, d’un coup d’un seul, qui se retrouve une nouvelle fois au centre du cyclone, sur la ligne de fracture tectonique qui menace de rompre sous les coups de boutoir de l’histoire? C’est ce peuple qui refuse depuis le départ de se faire convertir ou exterminer, ce peuple « fier et dominateur » qui refuse obstinément de s’éteindre. C’est encore lui qui porte tous les péchés du monde: ce peuple devenu (par la grâce d’un nouveau massacre à son encontre), nazi et génocidaire et qui réussirait à faire passer Poutine et ses alliés pour des humanistes, puisqu’il parvient déjà à faire passer des terroristes pour des militants du combat pour la liberté contre le grand Satan. Quel cadeau d’avoir « permis » aux juifs de retourner sur leur terre après la Shoah! « Welcome to the Holly shit! », me disait Menachem Zur, ami compositeur israélien, à la sortie d’un concert dans la toute nouvelle salle de la Bibliothèque nationale d’Israël. Un morceau de désert inhospitalier, habité par des populations, qui ne veulent que les jeter à la mer depuis le départ. Ajoutez à cela les haines ancestrales entre Chiites, Sunnites, Wahhabites et autres persécutions dans le coin envers tous ceux qui ne pensent pas comme vous, sur fond de guerres pour le contrôle des énergies fossiles. Et maintenant qu’ils ont construit un pays moderne, tête de pont de notre monde démocratique (imparfait par nature, comme la vie, je précise pour les idéalistes qui aiment la perfection de la dictature), au milieu des pires régimes de la planète qui oppriment leurs populations, nos opinions crient à une Palestine « Judenfrei » du fleuve à la mer! Car l’antijuivisme, après quelques mois de chauffe, c’est «du fleuve à la mer », autrement dit, la remise en cause de l’existence même de l’Etat d’Israël, et en cela on ne pourra dire que les soutiens de la Palestine et du Hamas ne sont pas au courant de la charte du Hamas, qui a le mérite d’être aussi claire que Mein Kampf, publié en 1925.
La manipulation ultime est la récupération par l’extrême droite, historiquement antijuive et négationiste de toute cette confusion. Ils seront, chez nous, le remède contre le mal, eux qui plongent leurs racines dans l’antijuivisme, le racisme et l’adoration des régimes fascistes, ce seront eux, qui désormais nous protègeront! Ils vont remettre de l’ordre dans le chaos: c’est à se demander s’il n’ont pas subventionné l’extrême gauche qui, par ses outrances, a chauffé leur lit. L’Europe des foules aveugles, sourdes et amnésiques s’apprête à voter pour ceux-là même qui vont l’asservir, ceux-là même qui vont sonner le glas une nouvelle fois. Est-ce seulement l’ignorance qui mène invariablement à l’ignominie, ou est-ce plus profond que cela? Le bourreau nazi écoutait Bach et racontait des histoires à ses enfants le soir avant de les serrer dans ses bras avec amour. Comment
penser le vent mauvais qui s’empare de notre âme collective, cette pulsion de mort qui fait de nouveau tourner les usines d’armement à plein régime, cet appel au bruit des bottes, à ce rythme hypnotique qui battra le pavé devant nos yeux bientôt atones?
Aujourd’hui, en Israël, des deux côtés des frontières, le décor de la haine est planté bien droit et bien profondément, par des minorités construites sur l’obscurantisme et le rejet de l’autre: ils sont frères, se déchirent et déchireront le monde pour leurs croyances médiévales. Les ultra-religieux, avec leurs longues barbes, quel que soit leur couvre-chef ne nous promettent que l’apocalypse. Au nom de la liberté de confession, nous leur tendons la lame qui nous tranchera la gorge. Enlevez les barbus de tous les côtés, vous enleverez les barbelés et permettrez aux esprits de reprendre le seul combat qui vaille, celui de la confiance et de la paix. La majorité des humains de la région n’aspire qu’à une coexistence pacifique, mais la haine tonne et l’amour est inaudible. Faut-il espérer l’apparition d’un nouveau sauveur, d’un homme nu qui marchera au milieu de la dévastation, dans une spiritualité lavée de la haine et de l’intolérance? Cette fois-ci, quelle croix sera assez grande pour porter son sacrifice?
Israël est prise dans un étau, entre les barbus de l’extérieur et ses barbus de l’intérieur. Lors de mon premier voyage en 1994, j’avais été troublé par la vision d’enfants rendus presque aveugles par l’étude des textes, derrière leurs épaisses lunettes, que j’avais croisés dans le bus à Mea Shearim, le quartier orthodoxe de Jérusalem. J’étais hébergé par un des héros fondateurs du pays, au centre de Tel Aviv. À mon retour, le soir, je lui avais exprimé mon malaise et il n’avait pu réprimer sa colère:
« Vous n’avez rien à dire! Ces gens ont suffisamment souffert pour vivre dans leur pays, en toute liberté, leur croyance, sans subir votre jugement! »
David L. qui venait de perdre son sang froid était un général à la retraite de Tsahal. Il avait formé les soldats de la Haganah en 1947, après avoir lui-même survécu au siège de Leningrad pendant la seconde guerre mondiale et après avoir participé à la libération de camps de concentrations. Qu’avais-je à dire, moi, petit bourgeois parisien, effectivement? Et pourtant, avec le recul, je n’avais pas complètement tort: la cohabitation entre un état incarnant le projet d’une société ouverte moderne avec l’ultra-orthodoxisme médiéval posera à terme à Israël le même problème que la révolution des Mollahs en Iran. l’Etat d’Israël n’est pas seulement plongé dans une guerre existentielle avec ses voisins mais avant tout dans un questionnement existentiel. Le miracle et la malédiction d’Israël est de porter en son sein à l’incandescence la fracture entre le progrès, les déséquilibres qu’il génère, une absence de réponse politique adéquate, et les abîmes posés par une spiritualité mortifère en crise: c’est vertigineux.
« We are all here, that’s what makes us human, Humans… »
C’est ce que j’avais dit au public, sur scène avant de jouer et de croire toujours. Humains qui se parlent, dans le silence de la musique, humains qui cherchent de l’oxygène, ensemble. En Israël comme ailleurs, les hommes et les femmes qui faisaient société, qui ont construit leur pays, leur terre, sont confontés à des conditions de vie de plus en plus difficiles pour la majorité de la population, exclue des richesses considérables accumulées ces vingt dernières années dans le secteur des nouvelles technologies. Les logements, trop chers, sont devenus inaccessibles à beaucoup. Pays en guerre, Israël n’échappe pas au désastre de la montée des inégalités. Sans une redistribution, ou du moins une reprise en main du pays, au nom de l’intérêt commun, ses jeunes accepteront-ils toujours d’aller se battre au front pour leur terre?
Le 27 février, dix jours plus tard, à côté de moi, dans l’avion du retour, était assis un père, dont le fils avait passé deux mois à Gaza comme tankiste, avant d’être rapatrié pour blessures à l’hôpital. Cet homme était français. Il avait quitté la France au lendemain des attentats de Charlie et de l’hyper-casher. Tout ce qui m’avait paru excessif jusqu’à présent dans la perception de l’antijuivisme en France, devenait désormais une réalité que je ne pouvais plus nier.
Il m’expliquait qu’Israël est un pays construit autour des enfants. Les enfants y sont en sécurité partout. « Ce n’est pas comme en France. Ici les enfants peuvent rester seuls dans les rues le soir n’importe où, sur le territoire, à n’importe quelle heure: ils sont en sécurité. Car c’est cela la promesse d’Israël! Lorsqu’ils grandiront, ce sera à eux d’assurer cette sécurité pour nous tous. Aujourd’hui, c’est mon fils qui me protège, c’est lui l’homme maintenant. » Après trois mois passés à l’hôpital, son fils de 22 ans voulait se marier sans attendre, la vie continuait, plus forte encore. « Le physique va mieux, mais dans la tête c’est plus difficile. Quand je vois ses yeux, je vois un homme de 70 ans qui me regarde ». me dit le père, « La violence là-bas, c’est inimaginable ».
Aussi inimaginable que les images des massacres du 7 octobre. Mon ami James Inverne, ancien rédacteur en chef du magazine Gramophone à Londres, et qui s’était installé huit ans auparavant en Israël, me racontait que sa belle-soeur, grand reporter pour des journaux étrangers, avait vu les images des massacres. Elle était en thérapie depuis. Ces images n’ont jamais été diffusées en dehors de ces cercles, car trop insoutenables. Et pourtant nos foules bien pensantes soutiennent ceux qui les ont filmées, lorsqu’ils commettaient ces mêmes exactions.
Tout le pays était touché directement par cette guerre. Je regardais le ciel bleu au-dessus des plages blanches de Tel-Aviv en me demandant de quelle direction les roquettes allaient tomber la prochaine fois. La peur de la grande guerre avec le Hezbollah était présente mais chacun se disait que l’armée
tiendrait. Le destin du pays était dans les mains de Tsahal, et on attendait la fin du conflit pour enfin changer de gouvernement: gouvernement tenu pour responsable de ce désastre par une grande partie de la population.
Je retenais de ce séjour hivernal dans la guerre le sentiment de résilience à toute épreuve, d’un peuple admirable de diversité, de courage, et de pudeur. Si un jour nous nous arrêtions de leur donner des leçons, nous pourrions peut-être en prendre quelques unes qui feraient beaucoup de bien à notre société française bien malade d’elle-même.
En atterrissant à Paris, l’hôtesse d’El Al nous avait remercié d’avoir voyagé avec eux et avait ajouté avec des sanglots dans la voix: « El Al wants to thank all of us who are still defending our country in the name of Israël. We hope to see you soon, and we hope for better times ».
Est-ce cette force de vie d’un pays et d’un peuple de survivants, que tant d’humains voudraient voir disparaître?
Depuis ce premier voyage, trois mois plus tôt, combien d’otages étaient-ils encore vivants?
Mes pensées erraient toujours entre le livre de Philipp Kerr et l’actualité. J’attendais mon vol qui devait décoller vers 13H30 dans l’atmosphère berlinoise des années trente, évoquant la mise au banc systématique des juifs de la vie sociale allemande, et qui résonnait étrangement avec l’actualité des barrages faits aux étudiants juifs dans les universités américaines, avec les manifestations antijuives partout en Europe et les violences verbales et physiques faites aux juifs de par le monde. Combien de nos nouveaux justiciers sont-ils sortis dans les rues et ont bloqué ces mêmes universités lors des bombardements d’Alep par le régime de Bachar El Assad et par les Russes, lors de la vitrification de la Tchéchénie par les Russes, contre les massacres des Ouïgours par le régime de Xi Jinping, lors du génocide des Tutsis (cette fois-ci c’était le cas) au Rwanda, et j’en passe. Pourtant, le nombre de morts était bien plus élevé et combien d’enfants innocents sont- ils morts? À un ami qui me parlait de génocide à Gaza, je tentais d’expliquer, qu’un génocide aurait pris le temps d’appuyer sur un bouton à l’armée israélienne, que les enfants des statistiques pouvaient avoir jusqu’à 18 ans et une kalchnikov et que les statistiques qui faisaient la une des journaux étaient celles du Hamas, que Gaza n’était pas une colonie, mais un territoire indépendant depuis 2005 et administré depuis 2007 par le seul Hamas qui avait détourné les aides européennes et américaines destinées à développer le pays et à aider leur propre peuple, pour construire des tunnels et acheter des armes, que la seule frontière fermée de ce que le monde appelait « une prison à ciel ouvert », était la frontière égyptienne. Avant le 7 octobre, de nombreux gazouis venaient travailler en Israël, notamment dans les villages où les massacres ont eu lieu, grâce aux
informations données par ces mêmes personnes, qui savaient pourtant que les habitants de ces villages étaient majoritairement des Israéliens pacifistes. A un autre ami qui déplorait, à la lecture de ce texte, mon absence de compassion pour les gazaouis, et qui n’avait pas de mots assez durs pour condamner Israël, je ne parvenais même pas à dire qu’Israël était en guerre contre le Hamas et qu’une guerre n’était pas quelque chose de simple, sans morts pour troubler notre conscience. Je tentais de faire ressurgir de leurs tunnels les centaines d’otages encore prisonniers, et j’aurais voulu lui faire prendre conscience qu’Israël était quotidiennement sous le feu des roquettes, que, si les gazaouis étaient, en effet, pris sous celui de l’armée israélienne, soit ils soutenaient le Hamas et donc ils étaient eux-même en guerre, soit ils en étaient les victimes, et donc l’éradication d’un mouvement terroriste qui les prenaient en otages serait une bonne chose à terme pour la construction d’un Etat palestinien moderne et non corrompu, dans lequel les enfants pourraient grandir dans autre chose que la haine et l’injustice, un état dans lequel les femmes et les hommes seraient libres. Et oui la guerre, c’est la dernière des solutions, lorsqu’il n’y en a plus, et c’est horrible, c’est désespérant, celle-là comme toutes les autres, du passé ou à venir. Alors, ma compassion est à la hauteur de ma tristesse infinie qui n’a aucune frontière, particulièrement lorsque ces frontières séparent les frères et les cousins de familles anciennes. Que ce soit les temples, les mosquées ou les églises de Jérusalem, les églises orthodoxes de Kiev et de Moscou: ces déchirements ne provoquent qu’une souffrance intolérable à tout humain digne de ce nom, et ils sont presque toujours les fruits d’une manipulation et d’une prise d’otage des consciences, à l’image de l’état d’hypnose du monde devant ce qui se déroule aujourd’hui en Israël.
Mon but n’était pas de juger la guerre ou la violence mais bien l’aveuglement devant une manipulation si ancienne et profonde qu’elle touche aux racines de l’inconscient. Rien à faire, le piège de la compassion pour les victimes innocentes tuées par les bombardements aveugles de
« cette ordure » de Netanyahou et de son ministre de la défense Benny Ganz, bientôt mis sur le banc des accusés par la Cour Pénale Internationale, aux côtés des héros libérateurs: Yahya Sinwar (chef du Mouvement de résistance islamique), Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri, (commandant en chef de la branche armée du Hamas, « les brigades Al-Qassam ») et Ismail Haniyeh (chef de la branche politique du Hamas), le piège de la compassion était plus fort que la raison. Et pourtant, mes amis ne sont pas antijuifs, pas qu’ils le sachent en tous les cas. Mais alors, comment expliquer qu’ils croient que la vérité sort toujours de la bouche du Hamas et que de l’autre côté, ce n’est que de la propagande? Lorsque les images du bombardement de l’hôpital Ahli-Arab de Gaza, ont été visionnées, le monde entier a vu que les roquettes avaient été tirées par le Hamas qui avait pourtant
immédiatement crié au massacre des innocents par l’ennemi sioniste; cela n’a pas semé le moindre doute dans l’esprit des journalistes des plus grands journaux du monde qui continuent de publier les statistiques du Hamas, sans les remettre en question, alors qu’elles servent de toile de fond à l’indignation générale. Comment expliquer cette gêne, cette impossiblité de dialoguer, cette irrationnalité totale? Comment expliquer que ce conflit mineur qui concerne deux peuples de quelques millions d’humains, sur un territoire grand comme un timbre poste déchire l’humanité entière? Ce n’est pas seulement la compassion pour chaque « victime » chez les Palestiniens qui fait la une mais bien la haine des juifs. Je sais qu’écrire cela me condamne aux yeux de mes lecteurs qui ne pourront l’accepter, ni le reconnaître, et c’est bien là le fond du problème. Ce qui est pourtant une évidence mise en place depuis les siècles et les siècles demeure une vérité indicible: « présumés coupables », les juifs n’auront pas d’autre issue que celle de la victimisation (qu’on ne manquera pas de leur reprocher), puisque la violence, légitime pour les autres, leur est, moralement, interdite.
L’heure du départ approchant, je me dirigeais vers la porte d’embarquement.
Après un voyage très confortable dans une somnolence réparatrice, je fus accueilli par une charmante jeune femme à la sortie de l’avion: « Did you have a nice trip? » Je riais avec elle de mes mésaventures aériennes du jour et le sentiment étrange d’avoir été pris dans le tourbillon anti- israélien, anti-sioniste, antijuif qui s’était emparé de l’Europe: « They just don’t understand, that they are next… », me dit-elle simplement.
L’Institut Weizmann m’avait réservé un accueil VIP et nous passâmes sans encombre toutes les étapes jusqu’à la voiture qui glissa rapidement sur l’autoroute pour entrer au soleil couchant dans les jardins du campus, à une vingtaine de minutes de l’aéroport. L’Institut Weizmann pour les Sciences a été fondé en 1934 par Chaim Weizmann. L’élégante maison Art déco de celui qui allait devenir le premier président de l’Etat d’Israël, domine le campus, devenu aujourd’hui le 6ème plus important centre de recherche scientifique au monde. C’est une oasis d’humanité et d’intelligence, plantée au beau milieu d’une région prise en otage par la violence et l’obscurantisme. Il y a quelques années, j’avais donné un concert dans l’Auditorium de l’Institut et j’avais été frappé par la beauté des jardins qui relient les différents bâtiments dédiés à tous les domaines possibles et imaginables de la recherche scientifique. A la sortie de la salle de concerts, des arbres géants nous rappellent à l’ordre, celui du temps long et de l’harmonie.
L’Institut Weizmann est le fruit du meilleur de la social-démocratie telle qu’elle a existé et existe encore malgré les difficultés extrêmes en Israël aujourd’hui. Roee Ozeri, physicien et l’un des principaux dirigeants de l’Institut déplorait que de plus en plus de chercheurs d’universités et de centres de recherche du monde entier, sous la pression de minorités violentes, leur tournaient le dos.
« They don’t only turn their back to us now. The way they express themselves makes it very difficult for us to think that there will be any future relationships, even when things will eventually calm down.» Souvent, on peut penser que c’est le manque d’éducation, ou l’ignorance qui pourraient expliquer l’aveuglement, mais apparemment, même de grands savants se laissent prendre dans les phares de la bonne conscience aveuglante exigée par la dictature des médias du politiquement correct. Si seulement, toutes les bonnes âmes, spécialistes du conflit israélo- palestinien, qui passent leur temps à donner des leçons de morale étaient à mes côtés pour découvrir ce pays qu’ils haïssent et condamnent sans le connaître, ils verraient ce qui a été construit en moins d’un siècle, par les survivants du pire massacre organisé par l’humanité, et qui continuent à se faire tuer et attaquer en permanence par les régimes voisins, bien heureux d’avoir cet exutoire pour dissimuler dans la haine des juifs leur propre ignominie. Ils verraient un pays qui a toujours su accueillir les siens, quelles que soient leurs origines, tous ceux qui ont eu en commun d’avoir du quitter leurs pays à cause de persécutions: d’Europe centrale, du Yemen, d’Ethiopie, de tous les pays arabes, de Russie et de ses républiques éloignées, sans oublier survivants de la Shoah et les fondateurs. Des millions d’hommes et de femmes unis dans un projet: leur pays. C’est peut-être cela qu’on ne leur pardonne pas? De réussir là où les autres échouent? D’avoir un projet commun si fort, qu’il permette à la société d’absorber autant de destins, de recevoir et d’accueillir autant de morceaux d’histoire arrachés à leurs terres. Est-ce cette fertilité qu’on aime haïr?
J’entendis la sirène d’alerte se déclencher. Il ne s’agissait pas d’un bombardement cette fois-ci, cette sirène invitait chacun de nous à une minute de silence à travers tout le pays, en souvenir de la Shoah.
Nous étions le 6 mai 2024 et je me dirigeais vers l’Auditorium pour y retrouver Itamar Golan afin de répéter notre programme du concert du soir. Après une brève répétition et une bonne sieste pour me remettre des émotions de la veille, nous nous sommes retrouvés sur la scène de l’Auditorium Sela devant un public nombreux. Nous allions rompre le silence du recueillement de cette journée si particulière, à ce moment si particulier de l’histoire d’Israël et du peuple juif. Ce ne fut pas un concert comme les autres.
Dés les premières notes de la sonate en Mi majeur de Bach, nous étions tous réunis dans la lumière solaire, dans la célébration de la vie, que seul Bach sait exprimer à un tel degré d’incandescence. Nous marchions dans la lumière. Nous avons enchaîné avec les quatre pièces romantiques de Dvoràk, qui ont déployées leurs tendres couleurs d’Europe centrale. Après tout, Israël et le Weizmann ce n’est que le meilleur de ce que l’Europe n’avait pas détruit totalement, le meilleur, qui était parvenu à survivre ou à s’échapper. Les scultpures et les plaques posées devant chaque bâtiment rappellent au passant, que ce sont des hommes et des femmes du monde entier qui ont permis la construction du campus. « Que la Science permette aux hommes de construire un monde meilleur ». Telle est la devise de ce temple du savoir et de la connaissance édifié avant même la création de l’Etat d’Israël, symbole d’un pays construit sur la connaissance sur une terre déchirée par les croyances. Connaissance et raison versus croyance et violence, cela devrait être le combat universel de toutes les sociétés qui ont renoncé à la gouvernance de Dieu et qui ont fait leur aggiornamento avec les Lumières. Dans les années 80, les écoles coraniques financées par les Wahhabites saoudiens ont envahi le proche et le moyen orient, venant emplir le vide laissé par les états corrompus qui abandonnaient leurs enfants sans protection ni éducation. Les Frères musulmans, ou les frères complotistes, toutes les fraternités aux croyances irrationnelles se glissent dans les failles des consciences abandonnées du monde.
Dvoràk nous rappelait aux origines d’une partie du public de ce soir. Janacek allait encore plus loin, évoquant la violence de la première guerre mondiale. Je sentais que cette sonate de Janacek n’avait jamais sonné aussi juste et vraie que devant ce public aux racines brûlées et pourtant si vivaces toujours. Bach allait faire le lien avec le monde du « Tintinnabulisme » d’Arvo Pärt. Fratres, suite de variations sur les mêmes accords, fraternité impossible entre le piano et le violon, fraternité impossible entre les frères, émaillée de lumière, de noirceur, de violence, de tendresse, d’espoir, de désespoir, de vie et de mort. Des images défilaient dans mon esprit: celles des enfants de Gaza, abandonnés à leur sort, enfants martyrs, porteurs des haines à venir, âmes innocentes prises dans la violence des héritiers de la violence, celles des jeunes soldats israéliens, celles des victimes du 7 octobre, celles des otages enterrés dans les sous-sols de la haine, celles des millions de morts dans les camps. Tous ces morts dans la lumière du ciel: comment sortir de ces cercles infernaux, comment se retrouver ailleurs que dans la mémoire des morts?
Après l’entracte, Bach toujours et la dernière sonate de Beethoven, chemin de tendresse et d’espoir métaphysique. L’espoir avant et après tout, celui d’un amour et d’une joie universelle mais quand et comment? Une fois de plus, le temps de la musique nous sauvait, nous arrachant à la gravité, à la gravitation de cette humanité incapable de s’aimer. Ces notes, sorties des plus grands esprits de
notre civilisation incarnaient ce que nous sommes au plus profond de nous-même, des créatures d’argiles contemplant la lumière d’une transcendance dont la magie est fragile comme la flamme de la bougie.
Les mots n’étaient pas nécessaires, mais quelques personnes du public sont venues nous saluer.
« Il y a cinquante ans, presque jour pour jour, un entrepôt de munitions a explosé à Eilat, et une grande partie de ma famille a péri dans cette explosion. Le soir même, David Oistrach avait donné le concerto de Beethoven avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël. J’étais au concert. Il y a quelques années, je vous ai entendu à Eilat dans ce même concerto avec les Dissonances et ce soir vous êtes là. Vous ne réalisez pas ce que vous donnez comme bonheur et comme espoir aux gens, merci! »
Derrière l’homme qui me parlait ainsi, attendait patiemment une femme japonaise, qu’il me semblait connaître, sans pour autant pouvoir mettre un nom sur son visage.
« Nous nous sommes rencontrés il y a trente ans lors de la Mozart Academy à Prague, je suis Tami! »
Et elle sortit de son sac à main une photo sur laquelle nous étions tout un petit groupe, certains devenus célèbres, d’autres moins… Trente ans avaient passé, Tami s’était mariée à un pianiste israélien et ils s’étaient installés à Neve Shalom, Wahat as Salam (Oasis de Paix), un village dans la campagne entre Jérusalem et Tel-Aviv. Ce village a ceci de particulier que arabes et juifs vivent ensemble, en paix et que leurs enfants reçoivent la même éducation, dans la même école. Tami, pianiste japonaise était donc une étoile de la paix au milieu du chaudron des haines ancestrales. Ce soir-là nos chemins se sont recroisés pour la première fois, c’était écrit. Elle avait construit sa vie, si loin du Japon, pour la seule cause qui en vaille la peine: l’amour absolu et total, sans regarder derrière soi. Il fallait probablement venir de si loin pour y voir si clair. La paix, bien entendu, c’est la seule perspective: la paix débarrassée des dirigeants de la guerre. Mais pour cela, il faudra que les oasis recouvrent le désert.
Itamar est reparti rapidement vers Tel-Aviv, avec des membres de sa famille venus écouter le concert, et je me suis retrouvé seul dans la douceur du soir, dans les parfums du parc de l’Institut Weizmann.
Le lendemain, une autre expérience m’attendait: la rencontre avec l’orchestre de l’Institut formé par les chercheurs musiciens amateurs. Lors de mon dernier passage en février, j’avais déjeuné avec une jeune femme chercheuse et violoncelliste amateur, qui avait fui la France quelques années plus
tôt, pour s’installer en Israël et poursuivre ses études scientifiques au Weizmann. Elle était en compagnie d’une jeune flûtiste. Toutes deux étaient passionnées, et je leur avais promis de faire mon possible pour imaginer quelque chose avec l’orchestre lors de Lumières d’Europe. Le programme du festival était finalement trop intense et ne permettait plus mon intervention, mais l’annulation de l’événement ouvrait de nouveau une fenêtre de tir, si j’ose dire. C’est ainsi qu’une mauvaise nouvelle peut en engendrer une bonne et que j’ai pu libérer une journée pour eux. C’était finalement une autre manière de faire exister Lumières d’Europe : j’allais dessiner avec eux le pont entre nos univers.
Nous nous retrouvâmes dans l’auditorium du concert de la veille. Un orchestre pour le moins hétéroclite était sur scène. Au-delà du mélange de générations et de nationalités, il y avait un peu tous les instruments, le principe étant: peu importe ce que jouez, peu importe comment, rejoignez- nous! C’est ainsi que cette joyeuse bande commença à jouer du Bizet. Les flûtes jouaient le hautbois, le tuba, la contrebasse, il y avait une mandoline au milieu des violons et un tambour remplaçait les timbales! L’orchestre était dirigé par une jeune israélienne, flûtiste de formation qui avait pour mission d’emmener tout ce beau monde quelque part.
L’atmosphère était merveilleusement tendre et douce, mais personne n’écoutait personne et la première lecture fut catastrophique. Tous ces esprits brillants sonnaient comme si leurs capacités intellectuelles n’étaient pas au rendez-vous et j’avais la sensation étrange d’être devant des adultes, qui jouaient comme des enfants raides, comme si une partie d’eux-même était restée figée dans le temps. Leurs instruments en main, ils n’étaient plus les grands professeurs ou les brillants jeunes chercheurs qu’ils étaient par ailleurs.
Un exemple saisissant était le jeune homme qui tenait le tambour-timbale. Il ne devait pas avoir plus de 20 ans. Son rôle était de taper une fois de temps en temps sur son tambour. C’était une mesure à quatre temps et je le voyais compter jusqu’à quatre avec beaucoup de tension pour taper presque à chaque fois à côté. Ce jeune homme à la tignasse frisée bien fournie ne regardait que ses pieds, bien conscient d’être à côté de la plaque et ne sachant pas où se cacher.
« I am sure you can count up to 4 » lui dis-je, « but don’t do it, stop counting, start breathing and listen to your friends, you will see how simple it will be. »
Sitôt dit, sitôt fait, plus un coup de tambour en dehors des clous, et un sourire retrouvé. A la pause je suis aller voir ce jeune homme. Il travaillait sur l’Intelligence Artificielle.
« What do you think of AI? » lui demandais-je avec curiosité
« AI is extremely stupid » me dit-il
« When is it going to get rid of us? »
« I don’t know when and if, but if and when it will, it will be for very stupid reasons… »
J’avais devant moi des spécimens baignant dans un environnement humaniste tourné entièrement vers l’excellence, dans un pays assiégé de toute part, voué aux gémonies par le monde entier, et je ressentais avec force comme cet endroit, exemplaire, était si nécessaire.
J’ai partagé avec eux l’expérience de l’intelligence collective que j’avais développée depuis plus de 20 ans avec Les Dissonances et de nombreux orchestres professionnels, essayant de faire résonner nos mondes. Ce fut réjouissant de les voir jouer mille fois mieux, dix minutes plus tard, sans l’aide de leur cheffe qui s’était mise de côté de bonne grâce. Les esprits s’éveillaient et une autre communauté prenait vie. Ici aussi, cela fonctionnait à merveille, ils n’en croyaient pas leurs oreilles et ce fut un vrai de bonheur de les voir sourire et s’ouvrir de cette manière.
« La musique c’est ce qui se passe entre les humains, c’est ce qui est entre les notes, c’est tout ce qui dépasse la volonté de bien faire, de dominer. » Tout cela était limpide, une fois de plus.
Après ce moment de grâce, je suis allé diner avec Benny Geiger, directeur du laboratoire d’immunologie en biologie de l’Institut. Benny avait été mon interlocuteur pour Lumières d’Europe et nous avions travaillé de longs mois ensemble, avec ses équipes et la mienne, pour aboutir à cette triste annulation. Nous parlions de l’avenir et nous déplorions l’ignorance, à l’origine de la violence. Devant le tableau noir de l’Europe et des Etats-Unis, en proie au négationisme, il eut cette phrase:
« We have to educate our children, that’s all »
Éduquer nos enfants en suivant quelle boussole? Celle de l’ONU, celle de la CIJ et du CPI, celle des pays du Nord, du Sud, de l’Est, de l’Ouest? Selon quelles valeurs? Celles de l’Occident coupable de tout, celles de la Chine où il n’y aura bientôt aucun danger d’être coupable de rien, celles de la Russie et de ses affidés qui nous promettent de remettre les pendules à l’heure, celles de l’Islam médiéval qui est la solution finale à tous nos problèmes, celles de l’Église qui a sombré dans le #metoo des enfants, celles des complotistes qui ont tout compris, celles de la gauche condamnée à n’être plus qu’une grimace d’elle-même, celles des verts qui veulent nous repeindre en orange, celles de la droite qui ne sait plus marcher qu’avec des bottes, celles de l’extrême centre qui n’est qu’un trou noir? Quelle éducation dans quelles écoles, où plus personne ne veut plus aller enseigner, car c’est la dernière roue du carrosse, d’ailleurs pourquoi ne pas les fermer, servent-elles encore à quelque chose? Quelle éducation pour quels humains, pour quelle humanité? La survie de l’identité
du peuple juif s’est faite grâce à la transmission, grâce à l’éducation: une idée de l’humain, une idée de la culture, de la connaissance, car l’élévation a toujours été la seule voie possible. Pour résoudre la complexité du monde moderne et les enjeux même de la survie de l’humanité, nous devrons éduquer des humains, dans une spiritualité (j’entends par là les forces de l’esprit) renouvelée qui ne pourra fleurir que dans des sociétés sachant conjuguer la modernité et ses outils, avec l’épanouissement de l’individu, et ses capacités à développer un esprit critique et sensible, dans une collectivité équilibrée. L’instruction est une arme de construction massive, seule à pouvoir nous protéger de nous-mêmes et de toutes les manipulations. La connaissance doit reprendre sa place devant les croyances. L’humanité ne pourra se survivre que par le partage du savoir qui est le seul chemin possible pour sortir du piège de la violence. Pour cela, les états doivent retrouver une souveraineté et une indépendance, et sortir du piège de la dette afin de bâtir de nouveau une société humaine et juste. Comment ne pas constater les dégâts infligés par les réseaux sociaux sur les esprits et les systèmes démocratiques? Aucune étude scientifique n’a été faite jusqu’à présent sur les conséquences neurologiques de l’exposition des cerveaux humains au bombardement d’informations et d’images, personne n’en a mesuré le danger réel ou supposé. Et pourtant, si la publicité a trouvé ses racines dans la mise en pratique de la propagande nazie, on sait bien à quel point les individus et les masses sont manipulables et sur quels points sensibles il suffit d’appuyer (la dernière illustration est une image « Eyes on Rafah » publiée quelques semaines après l’écriture de ce texte et reprise par des dizaines millions de personnes sur les réseaux. Cette image sensée sensibiliser l’opinion au « génocide » perpétré par les Israéliens était en réalité une image créée par l’IA sur des critères bien déterminés. Nous ne sommes donc qu’aux débuts de l’aveuglement général). Quel est donc le nom de cette hypocrisie? Comment utiliser ces nouveaux modes de communication au mieux, est-ce seulement possible? Pourquoi ne parvient-on pas à imaginer un nouveau logiciel dans lequel la vie et la liberté seraient au centre? On pourrait l’appeler « L’Chaim », « À la vie »? Si les outils de diffusion massive de l’information continuent à être au service de la domination des hommes et des femmes de pouvoir, et de leur « Folie des Grandeurs »: la seule réponse sera la violence du glaive qui plongera sa lame rouillée dans la misère morale des peuples.
Le lendemain je devais déjà retourner en France. Vers 13h, une limousine vint me chercher en bas du Guest House. Le chauffeur commença à se confier à moi. Il s’était converti au catholicisme, béni par un prêtre égyptien dans les eaux du Jourdain pour se marier à une chimiste chinoise avant de divorcer quelques années plus tard. A la fin de son histoire il me demanda:
« I have a question for you as you are a musician. How should I do with my voice, not to show my emotions while I am talking? »
Je lui répondis que je n’en avais aucune idée, mais que je pouvais lui conseiller d’accepter ses émotions et qu’alors peut-être, sa voix (ou sa voie) ne lui ferait peut-être plus défaut.
A la sortie de la voiture, une jeune femme dynamique se saisit de ma valise et m’entraîna rapidement dans le terminal. Elle s’appelait Katarina, elle travaillait pour Laufer Service, une compagnie d’accompagnement des VIP et elle allait m’escorter jusqu’à la porte d’embarquement. Je lui demandais d’où elle venait.
« Zaporijia » me dit-elle
Elle était arrivée six ans auparavant d’Ukraine, juste avant l’épidémie de Covid. Ses parents et le reste de sa famille étaient restés bloqués là-bas. L’interdiction de sortie du territoire pour les hommes était remontée à 65 ans à cause de la guerre et ses parents n’étaient pas prêts de la rejoindre.
« You should come to live in Israël! » me dit-elle alors que je lui confiais que je n’avais aucune envie de repartir. Elle se faufilait avec grâce et rapidité et nous étions déjà de l’autre côté. Au moment où je la saluais pour aller rejoindre le salon, elle me dit avec un grand sourire qui irradiait son visage illuminé:
« I will tell you a secret: it is my last week here, I am going to work in Los Angeles! »
L’énergie positive, c’était cela qui m’avait empli les poumons pendant ces trois jours qui suivirent le regard noir de la responsable du vol TO3450. Je rentrais sans aucune difficulté avec mon violon, sur un avion d’Air France. Après l’atterrissage à Paris, je rallumais mon téléphone. Je regardais machinalement les nouvelles pour constater qu’un certain Juls avait porté la flamme olympique. Un rapide tour sur la toile m’apprenait, à travers des messages d’indignation, qu’il s’agissait d’un rappeur qui prônait le viol et la violence. Un peu en-dessous, la Philharmonie de Paris communiquait avec fierté sur ses derniers concerts: rap, metal et bal musette. Pendant ce temps notre président recevait Xi Jinping en compagnie de ses amis oligarques habituels avant de l’emmener sur les traces de sa grand-mère dans les Pyrénées. Mathilde Panot était toujours sur les barricades en hurlant « Free Palestine ». Quelques jours plus tard, le Conseil de Sécurité de l’ONU allait respecter une minute de silence, suite au décès accidentel du président iranien Ebrahim Raïssi, surnommé « le boucher » en raison du nombre de femmes et d’hommes qu’il avait fait exécuter.
« The only thing we have to do, is to educate our children…to make us human again.»
David Grimal, mai 2024